Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté,car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'ilétait seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls.Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefoissa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moinsapparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peudistant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, sonépaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence,l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que sonéloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec unemagnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnelqui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui,le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualitésne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art demonnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur delui-même.
Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hancheEst large à faire envie à la plus belle blanche;A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chairAux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,Et, dès que le matin fait chanter les platanes,D'acheter au bazar ananas et bananes.Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,Tu poses doucement ton corps sur une natte,Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,Faire de grands adieux à tes chers tamarins?Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,Il te fallait glaner ton souper dans nos fangesEt vendre le parfum de tes charmes étranges,L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,Des cocotiers absents les fantômes épars!
Desirs noirs - Belle comme le diable
Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!Le souvenir massif, royale et lourde tour,La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.
C'est une femme belle et de riche encolure,Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,Dans ses jeux destructeurs a pourtant respectéDe ce corps ferme et droit la rude majesté.Elle marche en déesse et repose en sultane;Elle a dans le plaisir la foi mahométane,Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,Elle appelle des yeux la race des humains.Elle croit, elle sait, cette vierge infécondeEt pourtant nécessaire à la marche du monde,Que la beauté du corps est un sublime donQui de toute infamie arrache le pardon;Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,Elle regardera la face de la Mort,Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.
O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!
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